Les conglomérats renaissent chez les BigTechs
Les conglomérats reviennent en force avec les Bigtechs ! – Par Bertrand Jacquillat, membre du Comité Stratégique d’ABV Group – 06/01/2023 –
Le changement de dénomination de Google en Alphabet le 2 octobre 2015 traduisait la volonté des fondateurs de la société de transformer celle-ci en un conglomérat, une forme d’organisation que les marchés financiers apprécient pourtant de moins en moins. C’est ainsi que la grande vague des opérations de scission, fusion et acquisition survenue aux Etats-Unis dans les années 1980 s’est nourrie du démantèlement des conglomérats industriels à la suite des critiques de Michael Jensen, professeur à Harvard, quant à la mauvaise allocation de leurs ressources et leur inefficience opérationnelle. La liste est longue des conglomérats démantelés à la suite des figures emblématiques de l’époque, les ITT, Textron, LTV, et consorts, et pas seulement aux Etats-Unis : General Electric, Toshiba, Johnson & Johnson, 3M, Kellog, Siemens et ThyssenKrupp, DowDuPont, United Technologies, CGE, etc.
Cette vague de démantèlements a-t-elle sonné le glas des conglomérats et de l’idée qu’une équipe dirigeante, de par son excellence, peut gérer une entreprise diversifiée dans plusieurs secteurs très différents à la fois ?
Alors que disparaissaient ces conglomérats industriels, les géants de la technologie se sont progressivement imposés comme leur version contemporaine. Forts de leurs valorisations records, ils ont diversifié leur activité à la fois par des créations et par croissance externe. Ainsi ces entreprises se sont progressivement mises à faire tout pour tout le monde à l’instar d’Amazon : commerce en ligne, supermarchés, services informatiques, logistique internationale, production de films, hauts parleurs intelligents, sécurité des bâtiments, projet de réseau satellitaire, voitures autonome, gestion de données, etc … Les conglomérats d’hier misaient sur les économies d’échelle industrielles liées à l’offre (plus on produit, moins chaque produit coûte cher à fabriquer), ce qui leur permettait de conforter leurs marges et/ou de baisser leurs prix.
Les néo-conglomérats d’aujourd’hui que sont devenus les Apple, Amazon, Face book, Google, Microsoft assemblent leurs produits sur des plateformes, au sein desquelles tous les services qu’ils proposent reposent sur une infrastructure commune. La valeur des services qu’ils apportent au consommateur dépend davantage de la taille que par le passé. Ainsi, l’économie des néo-conglomérats technologiques est devenue naturellement oligopolistique. Leur business model ne repose pas a priori sur la gestion d’un portefeuille d’activités diversifiées, comme c’était le cas des conglomérats d’antan, mais sur l’utilisation d’infrastructures numériques d’une puissance colossale et du traitement de milliards de données (le big data), dont la constitution représente un coût gigantesque qui ne peut s’amortir que sur un marché immense, lequel pour eux est mondial, puisqu’ils vendent principalement un service dématérialisé. Ces néo-conglomérats bénéficient des économies d’échelle et des rendements croissants liés à la demande, lesquels découlent des effets de réseau : leur succès est alimenté par la logique et la profitabilité de l’économie numérique et leur domination sur la donnée (le big data), devenu l’or noir des temps modernes. La puissance de l’ingénierie et l’accès aux données permettent des économies d’échelle et de gamme dans le développement de nouveaux produits ; et plus ils comptent d’utilisateurs, plus ils créent de la valeur. Il existe ainsi une plus grande proximité entre les activités et les produits de ces néo-conglomérats technologiques qu’entre ceux de leurs ancêtres industriels. Les montres et les écouteurs d’Apple, comme ses séries télévisées et ses programmes musicaux font tous partie du même écosystème autour de son Iphone. La position dominante d’Amazon dans le cloud, c’est à dire le stockage, le traitement et la sécurité des données, a pour origine la nécessité d’avoir les ressources informatiques suffisantes pour soutenir l’activité d’e-commerce, avec l’obligation d’avoir des infrastructures de stockage de données suffisantes pour les périodes de pointe, lesquelles pouvaient être mises à disposition de tiers dans les périodes d’activité moins intense. C’est ainsi que la division AWS d’Amazon a acquis une part de marché dominante dans le domaine du cloud. Division tellement profitable qu’elle a permis la diversification de la société dans le cinéma, la santé, l’espace, etc. Il en va de même d’Alphabet dont l’activité extrêmement lucrative dans la publicité lui permet de faire une intrusion dans le cloud et dans l’espace. Les politiques de diversification de ces néo-conglomérats se poursuivent, c’est au tour des grandes bourses mondiales d’avoir conclu des partenariats avec les BigTech, le dernier en date, centré sur les données financières et de transactions boursières, étant le fait de Microsoft avec la bourse de Londres.
Ces néo-conglomérats technologiques feront sans doute un jour l’objet d’un démantèlement, d’abord sous l’effet de nouvelles réglementations des pouvoirs publics suscitées par les politiques antitrust et de protection des données personnelles. Cette menace est de moins en moins abstraite, elle s’est déjà manifestée en Chine, mais aussi en Europe et aux Etats-Unis.
Mais ces néo-conglomérats technologiques se font de plus en plus concurrence, dans les multiples industries qu’ils ont pénétrées. Et la concurrence constitue une meilleure protection contre leurs excès que la régulation. Il faut faire confiance dans l’hubris, ce sentiment d’invincibilité, qui a très largement et particulièrement contaminé les dirigeants de ces néo-conglomérats au fait de leur puissance. Les marchés financiers ont d’ailleurs commencé à les sanctionner. L’indice Nasdaq des valeurs technologiques aura perdu de l’ordre de 30% de sa valeur en 2022, et plus de 2000 Mds$ de capitalisation boursière de ces néo-conglomérats se sont envolés. L’évolution macroéconomique, l’inflation et la hausse des taux d’intérêt n’en sont pas la seule cause. Les conseils d’administration vont commencer à demander des comptes, les actionnaires à poursuivre en justice les dirigeants qui ont procédé à des diversifications extraordinairement hasardeuses et terriblement coûteuses (Facebook avec le métavers ? Elen Musk avec Twitter ?), et les fonds activistes à tourner autour de certaines proies, comme jadis au bon vieux temps.
Leur démantèlement se produira plus vraisemblablement comme naguère sous l’effet de la concurrence, et de la pression des investisseurs activistes qui s’en suivra, frustrés de l’insuffisance de leurs performances. Mais tel un phénix, d’autres conglomérats, d’un autre type, sous d’autres formes, renaîtront sur les cendres de ces néo-conglomérats BigTech disparus.
Bertrand Jacquillat est vice-président du Cercle des économistes et senior advisor de Tiepolo.