La hausse sélective des marchés d’actions bouscule la gestion de portefeuille
Sources – Article publié dans L’Opinion le 12 septembre 2023.
Au terme du premier semestre 2023, la hausse de l’indice S&P des valeurs américaines a été de 16,9%. Dix sociétés seulement y ont contribué pour plus des trois-quarts, à hauteur de 12,9%. Cette sélectivité, qui est la norme des hausses comme des baisses sur les marchés d’actions, se serait accentuée dans un passé récent selon les travaux de Hendrik Bessenbinder de Arizona State University ?
Ceux-ci portent sur la création (destruction) de valeur actionnariale de toutes les sociétés américaines cotées à un moment ou à un autre, entre 1926 et 2022, soit 28 114 sociétés au total. Celle-ci se mesure par la différence de capitalisation boursière de date à date et par les distributions de dividendes aux actionnaires intervenues dans l’intervalle. Entre 1926 et 2022, il y eut une création nette de valeur actionnariale de l’ensemble de ces 28 114 sociétés américaines de 55 100 Milliards $ . Seules 11 613 d’entre elles (41,38% de l’ensemble) créèrent de la valeur actionnariale, les autres, soit la majorité, en détruisirent. La somme des créations de valeur des seules sociétés qui en ont créée représente une création de valeur actionnariale brute de 64 230 Mds $.
Les résultats au niveau des firmes individuelles apportent un éclairage supplémentaire. Les cinq sociétés ayant créé le plus de valeur actionnariale entre 1926 et 2022 sont Apple (2680 Mds $, soit 4,86% de la création de valeur nette actionnariale totale de presque toute l’histoire industrielle américaine), suivie de près par Microsoft (2090 Mds $, 3,87%), puis Exxon Mobil (1220 Mds $), Alphabet, la maison mère de Google (1000 Mds $), et Amazon (764 Mds $). De ces cinq sociétés, seule Exxon Mobil est cotée sur toute la période ; les autres ont été cotées beaucoup plus tard, respectivement par ordre d’importance dans la création de valeur, 1981, 1986, 2004 et 1997. Certaines sociétés emblématiques n’ont fait que tout récemment leur apparition dans leTop50 de la création de valeur : ainsi en est-t-il de Tesla, classée 33ième de ce palmarès en 2022, ou Nvidia passée la même année à la 26ième place.
La hausse des marchés d’actions est donc devenue particulièrement concentrée, l’essentiel étant provoqué par un nombre limité de titres : plus de la moitié de la création nette de valeur boursière américaine entre 1926 et 2022 est le fait de seulement 0,3% des sociétés, tandis que l’autre moitié est le fait des 3,1% des sociétés suivantes les plus créatrices de valeur. Les chiffres de destruction de valeur, certes moins importants, n’en sont pas moins impressionnants : 16 481 sociétés (58,62% de l’ensemble) ont détruit de la valeur actionnariale à hauteur de 9 110 Mds $. Et la Roche tarpéienne est particulièrement proche du Capitole pour certaines d’entre elles. Ainsi Rivlan Automative, société automobile fabriquant exclusivement des camions électriques a détruit pour 91,6 Mds$ de valeur en seulement 13 mois de cotation sur le NASDAQ entre décembre 2021 et décembre 2022.
Même si ces analyses sont particulièrement bien documentées pour le marché américain, les résultats sont analogues en dehors des Etats-Unis, bien que moins spectaculaires du fait des différences de taille entre marchés et sociétés à travers le monde. Il n’empêche, seulement 1% des sociétés cotées en dehors des Etats-Unis aurait contribué à hauteur de 90% à la création de valeur de l’ensemble des sociétés qui y sont cotées. La société hollandaise ASML, qui fabrique les machines à produire les puces graphiques essentielles à l’intelligence artificielle, a contribué à hauteur de plus de 20% à la création de valeur des sociétés hollandaises au cours des trente dernières années. Les sociétés de luxe LVMH, Hermès, l’Oréal et Kering ont contribué pour plus de 25% à la création de valeur des sociétés françaises. Même phénomène avec Inditex en Espagne, etc.
Avec une telle proportion de la performance des marchés due à un si petit nombre de titres, au caractère sectoriel très marqué, la question se pose de l’adéquation des modalités de gestion de portefeuille à la réalité des marchés d’aujourd’hui, qu’il s’agisse de gestion active par la sélection de titres ou par l’allocation géographique d’actifs, ou de gestion passive. Les partisans de la gestion active feront leur miel de la réalité actuelle des marchés, pour autant qu’ils aient un réel talent en matière de sélection de titres. Le sept magnificent seven que sont Microsoft, Alphabet/Google, Amazon, Nvidia, Tesla et Meta, ces stars boursières de la technologie américaine qui ont propulsé les indices boursiers vers les sommets n’existaient pratiquement pas il y a trente ans. Continueront-ils leur chevauchée fantastique à l’orée de la révolution de l’intelligence artificielle, et à caracoler en tête des performances boursières ? Lorsque l’on est en présence d’une transformation disruptive des modes de production de la nature de celle d’aujourd’hui, la probabilité est forte que les acteurs dominants de cette nouvelle scène industrielle le demeurent pendant longtemps, d’autant qu’ils disposent d’énormes réserves financières pour ce faire. Même s’il faut garder à l’esprit que, des dix sociétés américaines ayant la plus forte capitalisation boursière au moment de la bulle internet, seule Microsoft figure encore aujourd’hui au firmament de l’indice S&P.
Quant à l’allocation géographique d’actifs sur la base des perspectives économiques de zones géographiques déterminées, elle a du plomb dans l’aile. Tenter de relier les tendances économiques régionales à la performance d’indices boursiers correspondants revient à tenter de lire dans du marc de café. Hormis les valeurs financières et foncières et les utilities dont l’ancrage domestique est indéniable, les facteurs économiques locaux ont perdu de leur pertinence en matière d’allocation d’actifs.
Celle-ci ne peut faire fi de la sélection attentive des sociétés à inclure dans les portefeuilles, dont les caractéristiques distinctives n’ont rien à voir avec leur juridiction boursière. Les partisans de la gestion passive ou indicielle ne sont pas en reste. Au moins ce style de gestion embarque tout le monde, surtout et y compris les sociétés ultra-performantes. Et la valeur d’un portefeuille passif profitera pleinement de la hausse exceptionnelle de ces valeurs disruptives, à condition de passer outre les règles traditionnelles de gestion en matière de pondération dans les portefeuilles. La stratégie industrielle du « winner takes it all » rend les marchés financiers très sélectifs. Ils sont dominés par un nombre limité de sociétés disruptives, ce qui bouscule la gestion de portefeuille, quel qu’en soit le style.
Bertrand Jacquillat est vice-président du Cercle des économistes, senior advisor de Tiepolo et membre du Comité stratégique d’ABV Group.