Pourquoi la nouvelle mondialisation sera américaine
Sources : lopinion.fr par Bertrand Jacquillat – 22/04/24
Les groupies de Nvidia l’ont surnommé « Le Woodstock de l’intelligence artificielle », pour qualifier l’évènement organisé le 18 mars dernier au stade de hockey sur glace de San Jose, la ville de son siège social, par son président et fondateur Jensen Huang, l’hôte de cette manifestation transformé en rockstar. Avec la fumette et Jimmy Hendrix en moins ont ironisé ceux qui avaient l’original pour référence, même si le récent événement a rassemblé autant de monde que le précédent, mais pas du même genre…
Certes des évènements « Tech » ont lieu régulièrement dans le monde, et notamment en France qui dispose d’atouts indéniables dans ce domaine. Mais aucun ne revêt l’ampleur de la conférence annuelle que Nvidia organise pour les développeurs, surtout la toute récente qui a bénéficié du buzz de la valorisation boursière de la société, qui se rapproche de celle d’Apple. Celle-ci a rassemblé sur quatre jours la très nombreuse élite américaine mais aussi mondiale de l’intelligence artificielle, venue y discuter de sujets très sérieux mélangeant science, architecture des ordinateurs, algorithmes et mathématiques.
Mais quelle est cette industrie de l’IA ? Quels en sont les contours et les activités ? Avec quelle création de valeur ? Est-elle le cheval de Troie d’une domination américaine dans la nouvelle mondialisation tirée par l’IA et qui conforterait sa prééminence financière ? L’économie américaine représente un gros cinquième du PIB mondial. Mais ce critère mesure le poids du passé, alors que celui de la capitalisation boursière traduit la perception du futur. Certes les structures économiques entre pays ne sont pas identiques, et comparaison ne vaut pas raison. Il n’empêche que la capitalisation boursière américaine représente à ce jour près des deux tiers de la capitalisation boursière mondiale. Et la part de ce qu’il était naguère convenu d’appeler les « 7 magnifiques », dont les activités recouvrent en tout ou partie le domaine générique de l’IA, en représente le tiers. Les huit premières sociétés de cette activité générique ayant trait à l’IA sont toutes américaines : Amazon, Facebook/Meta, Google/Alphabet, IBM, Intel, Nvidia, Salesforce, et Microsoft dont la capitalisation boursière est supérieure à celle de la bourse de Paris (ce qui était déjà le cas avec IBM dans les années 1970). Malgré leur taille importante elles sont, toutes ou presque, de création relativement récente.
Une taxonomie présentée par « The Economist » (23-03-2024) regroupe les activités de l’IA générative en quatre grandes catégories. Il y a d’abord les modèles fondateurs d’IA (les Large Language Models, LLM), tels que GPT-4 qui a donné naissance le 23 mars 2023 au fulgurant Chat GPT d’Open AI ; les plates-formes de Cloud Computing qui abritent et traitent ces modèles et un grand nombre de leurs applications (dont les leaders sont Amazon Web Services, Google Cloud Platform, Microsoft Azure) ; les sociétés de hardware que sont les sociétés de semi-conducteurs comme AMD, Intel et Nvidia, dont les puces hypersophistiquées utilisées dans les activités d’IA (graphic-processing units, GPU, et general-purpose central- processing units, CPU) dominent le marché à hauteur de plus de 80% de part de marché, et les sociétés fabricants des serveurs comme Dell ; et enfin les applications de l’IA proposées à des firmes d’autres secteurs (comme Zoom, Service Now, Adobe).
Selon Jamie Dimon, le patron de JP Morgan, comparant récemment la percée technologique de l’IA à celle de la machine à vapeur, la banque a recensé plus de 400 cas d’utilisation de l’IA générative, dans à peu près tous les secteurs, et notamment la santé, le commerce de détail, l’ensemble du secteur manufacturier. Et cela ne représente pas une menace potentielle, mais bien réelle, pour les sociétés installées. C’est ainsi que la société californienne Concentrix qui est devenue le leader mondial des centres d’appel après son rachat de la licorne française Webhelp en 2023, a vu sa valeur en bourse baisser de plus de 50% à cause de la perception des effets disruptifs de l’IA sur son activité.
Il ne faudrait donc pas croire que l’histoire de cette industrie proprement révolutionnaire est un long fleuve tranquille. Elle n’a rien à envier à la dureté des développements industriels successifs qui se sont déroulés notamment aux Etats-Unis sous l’égide des « robber barons » au 19ième siècle, mais sans doute exacerbés : par la guerre des talents que se livrent les sociétés de ce secteur hautement technologique, par les problèmes de restriction dans l’approvisionnement en composants en amont, par la surconsommation d’électricité pour faire fonctionner les LLM, et enfin par les tentatives de régulation de la part des autorités de la concurrence en aval.
En effet, tous les segments d’activité de l’IA connaissent un phénomène de concentration qui préoccupe énormément les régulateurs. Mais les géants de la technologie ont des stratégies d’acquisition habiles pour contourner l’attention des autorités de la concurrence. Ainsi en va-t-il par exemple de l’acquisition récente par Microsoft de la société Inflection, non pas l’entité juridique, mais l’essentiel de son capital humain en débauchant ses fondateurs et une centaine de ses employés clé. L’histoire de cette nouvelle révolution industrielle ne fait que commencer si l’on en croit les estimations des acteurs qui sont à l’avant-garde de celle-ci quant à l’horizon de temps qui nous sépare du moment où l’intelligence artificielle aura dépassé l’intelligence humaine : 2025 pour Elon Musk…, le fantasque fondateur de Tesla et de Space X, plus de dix ans pour Yann Le Cun le directeur scientifique de Meta, probablement jamais pour d’autres, en tout cas pas avant la fin de ce siècle.
Il est donc difficile à ce stade de savoir quelles sont les activités de cette industrie qui généreront le plus de valeur. La catégorie des sociétés d’infrastructure, avec Alphabet, Amazon et Microsoft, semble aujourd’hui la mieux placée pour tirer son épingle du jeu et dominer cette industrie, ne serait-ce que par les moyens considérables dont elles disposent : des milliards de données à leur disposition, des armées de chercheurs, des positions bien établies sinon dominantes, et des liquidités en extrême abondance. Dans ces conditions, on voit mal aujourd’hui comment la nouvelle mondialisation, entraînée par l’intelligence artificielle, ne serait pas américaine.
Bertrand Jacquillat est vice-président du Cercle des économistes et senior advisor de Tiepolo.